Messagepar Anastazia » 23 Juin 2012, 17:33
PREMIER CHAPITRE
2252, sur la côte nord-californienne.
Le jour se leva sur Mendocino. Comme tous les matins, je me promenais dans la crique avant de rejoindre l'université où je suivais mes études. J'appréciais la vue et l’odeur de la mer, mais je ressentais surtout le besoin de contempler les premiers rayons du soleil. Il m'arrivait à l'occasion de m'asseoir au bord d'une falaise, de scruter l'horizon, et dans une totale « zénitude », de tenter de me rappeler mon passé. Qui étais-je ? Pourquoi et comment étais-je tombée dans le coma ? Nombreuses étaient les fois où j'avais interrogé mon père mais son explication restait toujours la même : « tu es ce que tu es ». Ma mère nous avait quittés avant mon accident et je ne possédais aucune photo d'elle, pas même une ombre dans mes souvenirs.
Moi, j'étais Gabrielle, une jeune femme amnésique de vingt-trois ans qui ne passait pas inaperçue dans la rue, à cause de mes longs cheveux blancs. Malgré les recherches intensives et vaines sur mon identité, je n'étais pas plus avancée que ça...
Ces moments de tranquillité perduraient rarement dans une si grande ville. Les réacteurs à énergie, qui permettaient aux véhicules de planer à quelques mètres au-dessus du sol, vrombissaient dans les boulevards. Les haut-parleurs de quelques enseignes annonçaient l'ouverture des magasins et les chantiers redémarraient.
Je ramassai un galet et le lançai avec une force surhumaine. La pierre arrondie échoua entre deux vagues, à plusieurs centaines de mètres, et malgré les bruits avoisinants, je parvins à entendre le « plouf » lorsqu’elle pénétra dans l’eau.
— Joli !
Cette remarque me sortit de mes pensées. Une vieille dame qui promenait son chien me regardait.
— Merci, répondis-je, enjouée. Si j’avais mieux calculé l’angle de tir en suivant le sens du vent, elle serait allée plus loin.
La femme âgée haussa les épaules, le sourire aux lèvres.
— À une époque, mon mari entraînait des joueurs de base-ball. Croyez-moi, j’en ai connu des cas ! Si les sportifs d’autrefois savaient ce que le corps humain est capable d'accomplir de nos jours, ils tomberaient des nues.
— J'en suis persuadée, madame Richard, approuvai-je, pleine d’entrain.
Elle continua son chemin tandis que je ramassai une seconde pierre. Soudain, elle s’arrêta et se retourna avec lenteur, l'air surprise.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
Lorsque je plongeais mon regard dans celui d'une personne, il m'arrivait parfois de voir son passé, son futur et de ressentir ses émotions. Même si c'était rare, je savais ces choses, bien que je n'eusse pas la moindre idée du fonctionnement de ce pouvoir. Misant sur la chance, la réponse sortit de ma bouche avec naturel.
— J'étais derrière vous à l'épicerie chez les Arnold, l'autre jour. J'ai dû entendre votre nom.
— Eh bien ! Je dois admettre que vous avez une sacrée mémoire, s'exclama-t-elle, le doigt pointé sur moi.
À ces mots, la vieille dame poursuivit sa promenade. « Merci ma bonne étoile ! » fis-je, tout sourire, en lançant la seconde pierre à une centaine de mètres au-delà de la première.
Les cloches de l'église sonnèrent sept coups et je dus me mettre en route vers l'université. Les études ne m'étaient plus indispensables. Non que je les trouvais ennuyeuses, mais mon don me permettait de lire dans la tête des professeurs. Ainsi, je parlais une dizaine de langues couramment, je connaissais tous les programmes de chaque matière, sans compter certaines encyclopédies que je pouvais réciter par cœur. J'étais capable de passer n'importe quel examen sans réviser, mais par principe, je me rendais aux cours pour faire acte de présence.
Sur le trajet, je traversai l'immémorial marché qui s'installait dans les ruelles bondées. Il laissait voyager les odeurs de crêpes, d'encens, de peinture des tableaux d'artistes, de fleurs et de cafés importés des quatre coins du globe. Au bout de la rue, un pauvre et maigre vieillard quémandait quelques pièces pour manger. Un marchand essayait de vendre des appareils électroniques et mécaniques assez coûteux – peut-être même trop pour ce quartier défavorisé. En face de son stand, un vendeur de fruits et légumes désirait l'un de ses ordinateurs et entreprit des négociations pour troquer sa marchandise contre la machine. Mais son interlocuteur semblait désintéressé. Une idée me vint à l'esprit et je m'arrêtai devant l'arsenal cybernétique.
— Combien pour cet engin ? demandai-je, avec le sourire, en désignant le P.C..
— 350 dollars, Mademoiselle ! En bon état de marche, je vous le dis, et il possède toutes les fonctions possibles et imaginables !
Dans mon dos, le grassouillet légumier fronça les sourcils puis la tristesse le gagna, déçu de ne pas être parvenu à obtenir l'objet avant un autre client potentiel. Sans hésiter, j’acquiesçai et présentai mes empreintes digitales au boîtier de paiement, posé sur le comptoir. Je songeai à remercier mon père pour son avance d'argent de poche. L'homme, heureux de sa première et sans doute seule grosse vente de la journée, emballa l'ordinateur et m'exprima sa reconnaissance avec courtoisie. Après un hochement de tête, je me dirigeai vers les légumes.
— Qu'est-ce que ce sera pour vous, Mademoiselle ? grogna-t-il, d'un ton peu commercial.
Mon large sourire le désarma et son visage se décontracta, puis devint radieux lorsque je lui tendis l'engin.
— Donnez-moi de quoi manger et il est à vous.
Je ressentis la vague d'émotion qui le gagnait. Cette proposition l'envahit de joie ; sa journée serait illuminée. Je repartis avec une caisse pleine de succulents fruits et légumes de toutes tailles ; une fois la rue traversée, la déposai devant le vieillard affamé. Stupéfait par une telle générosité, il attrapa ma main et l'étreignit de reconnaissance.
— Merci, bégaya-t-il en perdant ses moyens.
Les deux marchands s'échangèrent un regard ahuri puis me scrutèrent tandis que je m'éclipsai dans la foule.
La vie nous offrait des cadeaux à chaque instant, il suffisait de savoir les apprécier.
À l'entrée de l'université, je présentai mon œil gauche au scanner d'iris. La diode verte s’alluma et le portail s’ouvrit, me laissant le passage vers la cour arborée.
Après plusieurs années d’études dans ce même établissement, April continuait de s’y perdre. C’est pourquoi elle m’attendait chaque matin derrière le portail, accompagnée de son frère jumeau Allan et de Pablo, un Mexicain, meilleur ami d’Allan. Le frère et la sœur s'interrogeaient mutuellement sur la Troisième Guerre mondiale, le sujet d’histoire de la veille. Pablo jouait l’arbitre pour savoir qui apporterait le maximum de bonnes réponses.
Je les rejoignis d’un pas lent et écoutai les questions posées, que je parvins à lire sur leurs lèvres. Je répondis à chacune d’elles avec aisance et à voix basse. Ce n’était pas pour réviser les cours, mais pour tester mon don. Je ne m’en lassais jamais.
— Il y a un examen ? demandai-je, en guise de bonjour.
— Gabi ! me salua Pablo, le sourire aux lèvres.
— Non, me rétorqua froidement April. Vois-tu, Allan est persuadé d’être meilleur que moi en histoire. Or, tout le monde sait que sa matière, c’est la physique quantique et que la mienne, c’est l’histoire. Donc, j’ai décidé de lui mettre la pâtée pour lui prouver qu’il a tort !
— Tu en fais trop, lui répondis-je avec franchise.
— Là, elle marque un point, lança Pablo d’un air amusé.
— Quoi ? s’énerva-t-elle.
Je gardai ma bonne humeur et continuai à m’exprimer avec le sourire.
— Si tu es si bonne en histoire, tu devrais savoir que ce genre de réaction a provoqué des guerres.
Elle haussa les sourcils pendant que ma pensée s'évadait. Je considérais April comme une pipelette qui devait savoir s’arrêter quand il le fallait. Elle trouvait souvent le moyen de se plaindre, avec ou sans raison, et je préférais tendre l’oreille, me taire et écouter le vent fouetter le feuillage des arbres. Plongée dans une grande concentration, mon ouïe me transporta dans des endroits plus sauvages. J'entendis les oiseaux chanter dans la forêt derrière la ville ; un ruisseau ; une branche morte cassée sous le poids d’une patte animale ; un poisson sauter à la surface de l’eau salée de l’océan... Je me surpris même à percevoir le battement d’ailes d’un passereau qui volait à plus de quinze kilomètres d’ici.
Cette faculté me réclamait un effort considérable ; elle m'épuisait rapidement et je dus abandonner l'idée de capter un son plus lointain. Ce don était aléatoire. Parfois, hors de mon contrôle, il m'arrivait d'entendre certains bruits éloignés, comme si mon subconscient manipulait ce pouvoir pour me faire passer des messages.
Tandis qu'April respirait à pleins poumons et s’accordait quelques secondes de réflexion les yeux levés vers le sommet d’un arbre, je pris le chemin du premier cours.
— Attends-moi ! cria-t-elle en me rejoignant au pas de course.
Les élèves furent invités à s’asseoir sur leur tabouret. À l'entrée, chacun se munit d’un casque avec micro, lesquels étaient rangés dans une caisse en plastique, sur le bureau de verre du professeur. Le projet du mois consistait à créer un système informatique ultra-perfectionné.
Plusieurs étudiants s’en réjouissaient, jusqu’au moment où l’enseignant annonça que, durant une semaine, nous apprendrions les bases en visuel puis entamerions la pratique.
— Allumez vos écrans ! ordonna avec gentillesse monsieur Muller, le vieux prof, adossé au mur d’en face, les mains dans les poches.
Je m'équipai de mon casque et l’activai grâce au bouton situé près du micro. Une lunette holographique apparut devant mon œil gauche et me proposa différents menus. « Démarrage » fut annoncé dans un brouhaha, puis un laser rouge sortit d’une boule noire encastrée dans le sol et monta avec lenteur jusqu’à hauteur de nos têtes. À cet instant, un écran lumineux, transparent et divisé en plusieurs parties, s’afficha face à nous. Les adeptes de cette technologie commencèrent à pianoter pour faire glisser les fenêtres les unes sur les autres.
Les yeux tournés vers la baie vitrée, je regardai la mer. Cette matière me causait des migraines. Mes oreilles sensibles détestaient le ronronnement des ordinateurs et il était rare que je suive ce cours. Je cherchai avec désespoir un bruit extérieur plus paisible, mais la douleur lancinante m’en empêcha.
— Gabi ? Tu peux me tirer d’affaire sur ce coup-là ? me demanda April, à ma droite.
— Pourquoi ?
— Oh ! Moi et l’informatique… et pour une fois que tu participes à cette leçon, tes lumières vont pouvoir m’éclairer.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je pourrais t’aider ? m'informai-je en la regardant à travers ma lunette. Tu sais bien que je sèche à chaque fois qu'on a informatique.
— Tu as toujours réponse à tout ! Ne dis pas le contraire. En tout cas, tu seras meilleure que moi, j’en suis sûre.
Je détestais l’idée qu’April puisse me voir comme une madame je-sais-tout et envisageais d’y remédier dans les plus brefs délais.
— D’accord, lançai-je d’un ton faussé.
April sourit, s’empressa de suivre les indications de l’ordinateur et fit valser les fenêtres lumineuses autour d’elle.
Elle demeurait la deuxième personne, après mon père, que je n’avais jamais réussi à sonder. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé... Je me méfiais d’elle bien plus que des responsables politiques ou des inconnus ; mon intuition me retenait de lui accorder ma confiance. Mais je ne la considérais pas pour autant comme une ennemie, car elle était la seule à accepter ce que les autres appelaient ma « bizarrerie ».
Soudain, je pressentis qu’une catastrophe se préparait. Mes membres s'affaiblissaient, ce qui était anormal, car j'étais toujours en forme. Les légers coups de fatigue, après avoir utilisé l'une de mes capacités surnaturelles, étaient différents. Cette fois-ci, mon corps me mettait en garde.
Dans un état second, je tentai de me concentrer sur les données flottantes tout en continuant à guetter les alentours. Tandis que je m’apprêtais à faire glisser la fenêtre « Système » dans celle « Apprentissage », du bout des doigts, je remarquai une pellicule multicolore sur mon écran. Je plissai les yeux et me rendis compte que cette petite membrane était, en réalité, une microscopique particule de poussière qui se baladait entre les couleurs de l’hologramme. Je pris un peu de recul et tournai la tête un instant vers l’extérieur, persuadée de rêver.
Je ressentis une étrange sensation aux pupilles. Ce fut agréable, mais alarmant. Après avoir cligné plusieurs fois les paupières, ma vision devint de plus en plus nette.
À ce moment, j'aperçus avec précision un homme manœuvrer son voilier, à environ trois kilomètres et demi d’ici. Il portait une veste kaki et une casquette blanche. Son pantalon ou son short était caché par la coque du bateau. Plus étonnant, je parvenais à observer d’une façon détaillée une goutte d’eau, qui glissait à l’horizontale au-dessus de la ligne de flottaison, puis je remarquai une minuscule déchirure de la voile, de cinq millimètres, vers le sommet du mât.
Abasourdie, je fermai les yeux avec force et entendis les semelles de cuir du professeur grincer sur le lino. Comme je le craignais, il venait dans ma direction.
— Tout va bien, mademoiselle… ? demanda-t-il en cherchant mon nom dans sa mémoire.
— … Spenser. Mademoiselle Spenser, lui répondis-je, le plus calmement possible – je n’osais toujours pas ouvrir les yeux.
— Mademoiselle Spenser. Vous avez un problème ?
J'imaginai, durant quelques secondes, la réaction de monsieur Muller si j'avouais la vérité : « J'ai des jumelles à la place des yeux... » Il éclaterait alors de rire et je deviendrais une bête de foire pour le restant de mes jours.
— C’est que… voilà, ma lunette est mal réglée, elle me donne mal à la tête. Je peux sortir un moment ?
— Soyez rassurée, nous commencerons par la mise hors tension de l’appareil, répondit-il en appuyant sur le bouton pour éteindre la binoculaire.
Puis il me retira le casque de la tête.
— Allez-y, ouvrez-les !
Coincée. Je n’avais plus le choix et je ne voulais surtout pas attirer l'attention. Même aveugle, mes oreilles me permettaient de « voir » ce qu'il se passait dans la classe. À l’affût du moindre son, mon cerveau se contentait automatiquement de les dissocier, de les discerner et de les localiser. Je fonctionnais comme un radar. À mon grand regret, tous mes camarades devinrent curieux et chuchotèrent des inepties à mon égard.
J'ouvris les paupières et mon regard se posa sur l’écran. Je n’avais pas seulement acquis la capacité de voir très loin, mais en plus avec une appréciable netteté qui me permettait de distinguer chaque détail de chaque élément. Alors que je cogitais sur les couleurs artificielles du laser, un picotement intense me foudroya la rétine. Prise de douleurs déchirantes, je portai aussitôt mes mains à mes yeux dans un réflexe de protection et hurlai. April chercha à me rassurer en attrapant mon épaule, mais je paniquai, perdis l’équilibre et glissai de mon tabouret.
Des nuages noirs se formèrent subitement au-dessus de la ville, le tonnerre ne tarda pas à gronder. Des vents violents se levèrent et les flots se déchaînèrent dans la tempête tandis que les premiers éclairs fusaient ici et là.
Les élèves et le professeur tournèrent leur attention vers l’étrange phénomène atmosphérique. J'entendis certains cœurs s’emballer, d’autres rester calmes et réguliers.
— C’est quoi, ça ? demanda un étudiant, d’une voix tremblante.
Cette question en éveilla d’autres à la cantonade.
Une coupure de courant effaça les écrans et plongea l’université dans l’obscurité. Quelques cris dans les classes voisines résonnèrent et les élèves paniquèrent à leur tour. Monsieur Muller, d’une voix rassurante, tenta de les calmer en les priant de se rasseoir.
Plusieurs éclairs tombèrent à proximité, puis l’un d’eux finit par frapper le sol à quelques mètres de l’établissement. Les vitres éclatèrent en morceaux et le vent s’engouffra dans la pièce.
Les élèves hurlèrent de plus belle et se réfugièrent contre le mur. Certains prirent l’initiative de sortir dans le couloir, d’autres étaient trop apeurés pour bouger ne serait-ce que le petit doigt.
J'entrouvris les yeux, serrai les dents sous la souffrance et levai la tête vers April. Cette dernière, debout, immobile, me porta un regard stoïque. Elle chuchota avec lenteur en prenant soin d’articuler chaque mot :
« Je sais qui tu es, Gabrielle. Je sais tout sur tes pouvoirs. »
Elle accompagna cet aveu d’un sourire narquois.
À ces paroles, je me crispai et mes pensées devinrent incontrôlables. En quelques secondes, la sagesse m’abandonna et me laissa pour seule compagne la colère. April aurait dû ignorer mes dons. Jamais elle n'aurait dû les mentionner devant tous ces gens et je craignis que quelqu'un l'ait entendue. Là se trouvait sûrement la raison pour laquelle je ne voyais pas en elle. Était-elle comme moi ? Possédait-elle, elle aussi, des capacités spéciales ? La réponse m'indifférait ; si c'était le cas, elle aurait dû connaître la principale règle : garder cette information pour elle. Je vivais une pure trahison et je me trouvais au stade où la folie me manipulait.
La pluie redoubla de puissance, des grêlons apparurent et s’écrasèrent par violentes rafales sur la ville. Les coups de tonnerre assourdissants se rapprochaient les uns des autres.
April tourna lentement la tête vers l’extérieur. L’eau inondait son visage, les petits morceaux de glace explosèrent à ses pieds et finirent leur voyage contre le mur. Elle affichait un sourire sadique qui laissa place à un hurlement :
— Vas-y, Gabrielle ! Déchaîne les éléments !
Sa voix démoniaque et inhumaine me donna froid dans le dos. Prise de frénésie, elle lâcha un dernier cri de rage et une décharge électrique frappa le toit du bâtiment. Un ultime éclair aveuglant, dont je perçus en détail la forme nette et parfaite grâce à mon nouveau talent, entra par l'une des fenêtres. Il foudroya April et disparut aussi vite qu’il était apparu.
Sur le coup, je ne le réalisai pas, mais les cris venaient de cesser. Ma colère s'était évaporée avec l'orage et je repris mon calme légendaire. Quelques feuilles d’arbre effectuaient leur dernière danse avant de toucher le sol, car le vent s'était arrêté. Les nuages s'estompaient et le soleil se montra de nouveau.
Un silence glacial fit surface et je me levai avec maladresse afin d'observer les dégâts. Les élèves étaient en piteux état, tous étaient allongés au sol, inertes. Dans un grand soulagement, je perçus les battements de leurs cœurs. Les pulsations étaient faibles, mais existantes.
Lorsque mes pieds arrivèrent au niveau d’April, ma mâchoire se serra. Elle semblait si paisible. Je m’agenouillai à ses côtés et pris sa main dans la mienne. Je compris que c’était fini, je ne l’entendrais plus jamais rire ou râler. Son cœur avait cessé de battre et sa peau avait changé de couleur. J'écartai de son visage ses belles anglaises blondes, devenues crépues et brunes. Je ne ressentis aucune tristesse, mais un bien-être pour moi inexplicable. Tout s’était passé si vite. Comment pouvais-je éprouver cette sensation après avoir assassiné April ?
Les ambulances, les pompiers et la police arrivèrent. Je les reconnus grâce aux sirènes qui retentissaient dans les rues.
J'eus le sentiment de devenir un monstre. Le soulagement qui m’animait contribuait à le confirmer. Des larmes auraient dû couler. Le chagrin aurait dû m’anéantir. Au lieu de ça, mon visage restait neutre et je mourrais d’envie de sourire. Une petite voix au fond de moi me disait que j’avais libéré April, mais je me demandais bien de quoi. Et quelle était cette voix qui se permettait de me dicter mes pensées ?
Les secouristes entrèrent en trombe et m'arrachèrent à elle pour m'emmener hors de la salle.
On m'obligea à monter à l'arrière d'une ambulance. Le corps d'un élève se trouvait sur une civière aux draps blancs tachés de sang à plusieurs endroits. L'oreiller, qui supportait sa tête méconnaissable, était parsemé de pellicules marron, celles de sa peau brûlée qui cloquait au niveau de son cou. Le matelas sous le jeune homme devait en être couvert.
Un pompier, assisté d’un infirmier, tentait de ranimer la victime immobile, mais je savais que son cœur ne battrait plus jamais. Le bip de la machine, ainsi que la ligne verte qui s'y associait, restaient continus.
Alors qu'ils s'acharnaient sur lui, je regardai par la vitre arrière : ils couraient tous. Ils hurlaient tous. À l’extérieur, régnait le chaos. Je me crus au milieu d'un champ de bataille de la Troisième Guerre mondiale. Du moins, toute cette agitation y faisait penser.
Je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, j'étais toujours dans l'ambulance, à l'entrée de l'hôpital, assise à la même place. Un médecin d'une trentaine d'années prit ma tension. Il examina mes yeux avec une lampe-stylo, puis retira une barrette en métal de la poche de sa blouse blanche. Il appuya dessus de l’extrémité du pouce et de l’index, une fenêtre lumineuse de quinze centimètres en sortit sur la longueur. Le docteur plaça l’écran devant mon iris, afin de récolter les informations qui lui manquaient. Il cligna des paupières et haussa les sourcils.
— Bien ! Mademoiselle Spenser, vous êtes une miraculée, s’exclama-t-il. Le bilan est grave : vous êtes la seule personne sortie indemne de cette catastrophe.
Il semblait plutôt à l’aise pour annoncer cette tragique nouvelle.
— La seule ?
— Malheureusement, oui. Nous attendons le diagnostic des nouveaux arrivants, mais à cette heure, vous paraissez être la seule en parfaite santé.
Après avoir pianoté sur son bloc-notes tactile, il effaça son écran et rangea la barrette dans sa poche.
— Ce que l'on raconte est sûrement vrai, sourit-il.
— À quel propos ?
— Allons ! Vous savez bien. On dit que les êtres humains aux yeux vairons sont bénis par la chance. Vous en êtes la preuve, ajouta-t-il en pointant de son index mes pupilles l'une après l'autre. L'hétérochromie est un sujet qui me passionne. Votre iris droit est bleu ciel. Quant à celui de gauche...
Il se pencha pour mieux voir, fronça les sourcils et retira ses lunettes. J'en profitai pour plonger mes yeux dans les siens et user de mes talents.
— Étrange... Un vert clair aux reflets or et pourtant, le vert reste la couleur dominante. Il faut s’en approcher pour s’en rendre compte. Attendez !
Alors qu'il se tourna vers l'autre œil, mon regard était devenu menaçant, mais le docteur, trop près, ne l’avait pas remarqué. Tout comme April, je n'arrivais pas à sonder les pensées du toubib. Je n'apercevais rien, à part mon reflet à travers sa pupille. C'était louche.
— Alors, ça ! s’exclama-t-il. Le bleu se révèle dominant, mais on peut y percevoir des nuances argentées. C’est la première fois que je rencontre un cas d'une telle magnificence.
Je déviai le regard pour le porter sur ses mains, toujours posées sur ses lunettes ; elles étaient moites, sa respiration était légèrement saccadée et son cœur battait de façon irrégulière. Je devins sceptique à l'idée qu'un corps puisse tolérer un rythme cardiaque aussi étrange que celui-ci. Mon instinct me poussa à fuir et je dus lutter de toutes mes forces pour contenir mon impatience.
— Puis-je partir ? demandai-je, d’une voix sereine.
— Oh ! Pardonnez-moi si je vous ai embarrassée ! Nous devons vous garder quelques jours en observation.
— Vous venez de reconnaître que je me porte bien, insistai-je.
— Nous devons suivre la procédure, me répondit-il d'un ton sec.
Je ne pouvais rester plus longtemps. Ceci devint une obsession qui ne me lâchait plus et ma résignation avait des limites.
— Navrée, mais je vous quitte, déclarai-je avec énergie, à ma descente précipitée de l’ambulance.
Je filai aussi vite que je pus.
— Arrêtez-la ! hurla le docteur.
Deux policiers furent envoyés à ma poursuite. Alors que mes muscles s’échauffaient dans la course, je lançai un regard par-dessus mon épaule. Je perdais du terrain.
— Concentre-toi, Gabrielle, me chuchotai-je. Ce n’est pas le moment de flancher.
Être capable de réveiller une tempête surréaliste, à cause d’une saute d’humeur, impliquait forcément de grandes responsabilités et surtout une maîtrise absolue de soi. Comment pourrais-je le supporter ?
Et April ? Pourquoi n’avais-je pas réussi à lire dans son esprit ? Ce docteur n’avait pas l’air très clair non plus et je compris que je devais fuir ces mystérieuses personnes. Je me savais dangereuse. Même si la principale cause de ce cataclysme était une panique soudaine, j'avais ressenti une pulsion meurtrière à l'encontre d'April, pendant ce court instant où j'avais vu en elle un démon. J'avais souhaité sa mort et obtenu ce que je voulais.
Pourtant, je n’avais pas désiré d’autres victimes. C’était un accident et je le reconnaissais volontiers. Mais ça ne devait plus jamais se reproduire.
Mon cœur battait à vive allure et je fixai mon regard droit devant. Les policiers me rattrapaient. Je pris une grande inspiration et mes jambes s’allongèrent de plus en plus sur la route, pour me propulser plus loin et me faire gagner de la vitesse. Sous les yeux hébétés de mes poursuivants, j'entamai une puissante accélération, dépassai un aeroboard puis les semai. La pointe de mes pieds frôlaient le sol tous les quatre mètres. Comme portée par le vent, j'eus l'impression de voler. Surprise par cette célérité, je jetai un œil sur mes jambes et retrouvai le sourire avant de disparaître dans l'une des nombreuses ruelles perpendiculaires de Mendocino.
